Préface: Environnement et santé publique

Pr William Dab
Professeur émérite du Cnam, laboratoire MESuRS et professeur associé à l’Institut catholique de Paris

Évolutions et perspectives de la santé environnementale

Cette nouvelle version du manuel franco-québécois sur l’environnement et la santé publique témoigne du dynamisme de ce domaine. J’en veux pour preuve l’important renouvellement des auteurs des différents chapitres et l’évolution du sommaire par rapport à la première version. Les nouveaux sujets qui sont traités montrent une triple évolution : scientifique, thématique et gestionnaire.

Sur les évolutions
  Sur le plan scientifique, c’est l’émergence de la notion d’exposome qui est marquante. Elle permet d’intégrer plusieurs outils, notamment l’épidémiologie, la génétique et l’épigénétique, la biologie moléculaire, la bio-informatique et le traitement des données massives (le Big data). L’estimation des expositions est la grande difficulté de l’évaluation des risques sanitaires de l’environnement. Il y a donc dans cette approche une grande attente, mais il ne faut pas se masquer que nous sommes encore dans les balbutiements.
  En ce qui concerne les sujets abordés, le changement climatique et l’approche One Health s’imposaient de toute évidence. Le premier sujet incarne les nouveaux risques systémiques auxquels nous sommes confrontés. Le second est une tentative de réponse à ce type de défis, qui va demander de profonds changements organisationnels pour la recherche scientifique et les politiques publiques.
  Quant à la dimension de gestion des risques, les chapitres dédiés aux pays en développement, aux inégalités sociales et à la participation citoyenne montrent la nécessité d’articuler une approche locale et une approche mondiale en intégrant les préférences des populations concernées.

Sur le champ de la santé environnementale
  Peut-on pour autant considérer que la santé environnementale constitue désormais un champ stabilisé ? C’est vrai en partie, comme le montre la structure globale inchangée de cette édition par rapport à la première. Mais des zones de flou persistent. Si l’épidémiologie et la toxicologie ont montré que les facteurs d’environnement constituent un des grands déterminants de l’état de santé, cela ne suffit pas à faire de la santé environnementale un champ de connaissances et de pratiques clairement définissable. On peut déjà remarquer la multiplicité des termes qui renvoient au fait que la santé et l’environnement sont liés : santé environnementale, santé publique environnementale, environnement et santé, santé-environnement, salubrité, hygiène, sécurité sanitaire environnementale… On peut aussi remarquer que pour désigner le retentissement de l’environnement sur la santé, on a recours aux notions de danger, de risque, d’impact, de nuisance, de préjudice, d’atteinte, d’altération, de fardeau, de détriment, d’inconvénient, sans que ces termes bénéficient de définitions universellement acceptées. On notera aussi que la pandémie de Covid-19 n’est pas vécue comme une catastrophe de santé environnementale, alors que par ses origines supposées, sa propagation, ses conséquences et les outils déployés pour y faire face, elle en constitue évidemment une.
  Ce flou est-il préoccupant ? Oui, dans la mesure où il faut bien nommer les problèmes pour les résoudre. Comme l’affirmait Albert Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du
monde. » D’un autre côté, force est de constater que le fardeau sanitaire des expositions environnementales est devenu visible après être resté dans l’invisibilité quasiment tout au long du XXe siècle. Il importe cependant de poursuivre les clarifications nécessaires en commençant par expliquer que la santé environnementale n’est pas une science, mais un ensemble de pratiques de santé fondées sur des considérations scientifiques et sociales.
  Dans un rapport au directeur général de l’Inserm, qui a joué un rôle important dans la reconnaissance du champ « environnement-santé », Denis Hémon écrivait en 1992 :
     « Ce champ concerne non seulement les relations entre les caractéristiques de l’environnement de l’homme et sa santé, mais également les processus selon lesquels l’évolution “naturelle” ou induite par l’homme des écosystèmes peut influencer la santé des populations humaines. Dans ce contexte, l’environnement doit être conçu dans un sens large : caractéristiques physiques, chimiques, biologiques, mais aussi psychosociales, démographiques et économiques ; environnement général, mais également milieu urbain, logement et milieu de travail ; pays industrialisés et pays en voie de développement. »
  Tout était dit, mais les résistances étaient fortes à tous les niveaux. La première version du manuel franco-québécois a largement contribué à donner une légitimité à la santé environnementale, tant sur le plan scientifique que sur celui des politiques publiques et industrielles.
  En sortant de la clandestinité, il faut veiller à ce que la santé environnementale ne tombe pas dans l’alarmisme ou le catastrophisme. La peur est mauvaise conseillère, elle peut paralyser et créer une sorte de fatalisme. La multiplication des alertes, justifiées ou non, peut favoriser des régimes politiques autoritaires qui se présenteraient comme la seule solution pour protéger correctement la population.

Sur le paysage des risques
  L’équilibre entre le scepticisme et l’hyperalarmisme est difficile à trouver du fait de la complexité des problèmes et des incertitudes scientifiques. On voit bien dans cet ouvrage que trois problématiques différentes se juxtaposent aujourd’hui. Les problèmes « classiques » sont les grandes pollutions qui préoccupèrent les hygiénistes au XIXᵉ siècle : eau, air, habitat, alimentation. Liés à de fortes expositions à des agents uniques, ils entraînent des maladies le plus souvent aiguës et faciles à diagnostiquer. Ils sont associés à un bas niveau socioéconomique. On peut considérer qu’ils régressent, même si ces problèmes restent prévalents dans les pays du Sud.
  Les problèmes « actuels » se manifestent surtout par des maladies chroniques liées à des expositions prolongées à de faibles doses de nombreux contaminants toxiques, principalement des agents chimiques. Dans les sociétés industrielles, ces faibles doses itératives créent des risques individuels faibles donc difficiles à repérer. Mais lorsque des millions de personnes sont exposées, le risque attribuable peut être important.
  Enfin, les problèmes « émergents » correspondent à des risques nouveaux liés à la mondialisation de l’économie, à l’urbanisation et à l’industrialisation des nouvelles technologies qui se répandent à grande vitesse dans différents secteurs. Parce qu’ils sont nouveaux, et donc peu documentés sur le plan scientifique, ces types de problèmes génèrent des controverses d’autant plus vives que des intérêts économiques et géopolitiques sont en jeu.
  Ainsi, au-delà des expositions locales, il existe d’énormes enjeux au niveau planétaire : changement climatique, diminution de la couche d’ozone, contaminations de nombreuses espèces vivantes par des polluants organiques persistants, organismes génétiquement modifiés (OGM), perte de la biodiversité, acidification des océans ou encore raréfaction de la ressource en eau potable. C’est une véritable menace pour l’espèce humaine et l’habitabilité de notre planète. Le risque n’est plus seulement une affaire locale.
  Ce paysage des risques crée une situation anxiogène (en soi un facteur de risque pour de nombreuses maladies) du fait de l’incontrôlabilité des expositions au niveau individuel. De plus, la possibilité d’une diffusion mondiale des agents pathogènes, dramatiquement illustrée par la pandémie de Covid-19, fait que plus aucun lieu ne peut être considéré comme sûr.
  Et pour compléter ce spectre menaçant, nombre d’expositions ne peuvent être caractérisées ni sur le plan des dangers ni sur celui des risques. Cette incertitude est déterminante dans la perception des risques, ce que les travaux sociologiques ont bien montré.
  La sensibilité accrue des systèmes de veille (surveillance épidémiologique, biosurveillance, nanocapteurs…) contribue au climat d’inquiétude. Si on est de mieux en mieux armés pour identifier des menaces, on a aussi de grandes difficultés à rassembler des preuves formelles de causalité.
  Degré supplémentaire de complexité et donc d’inquiétude, de nombreuses disciplines sont concernées par la santé environnementale : l’épidémiologie et la toxicologie au premier chef, mais aussi la psychologie, la sociologie, l’économie, les sciences de la matière et de la vie et, bien sûr, l’écologie. La pluridisciplinarité est souhaitable, mais elle se heurte à des difficultés structurelles et à l’hyperspécialisation croissante de la recherche scientifique. Car, la réalité, c’est qu’il y a un hiatus croissant entre la production de ces nouveaux facteurs environnementaux et la capacité de la science à en évaluer les risques sanitaires. Le progrès technique n’est plus synonyme de bien-être. Il produit des risques difficiles à maîtriser, et face à cela, peu de pays ont une stratégie de recherche en santé environnementale, laquelle ne peut être que mondiale. Il s’ensuit que plus la science avance, plus elle fabrique de la complexité et de l’incertitude. Et il faut admettre de surcroît que l’approche holistique de la santé, si elle est souhaitable, demeure complexe à mettre en oeuvre.

Sur la prévention des risques
  Dans tous les pays, la santé environnementale est placée au carrefour d’un ensemble de politiques : solidarité sociale, environnement, travail, énergie, logement, transports, développement industriel et agricole, consommation et répression des fraudes, etc. On constate un décalage entre l’analyse épidémiologique du rôle de l’environnement, des environnements devrait-on dire, et la manière dont le système de santé publique le prend en charge. Évidemment, cela est en partie dû au fait que les décisions de santé publique ne se fondent pas seulement sur le niveau de risque évalué. Bien d’autres déterminants interviennent, qu’ils soient politiques, économiques, idéologiques, psychologiques, médiatiques, etc. Le cas de l’amiante au Canada le montre clairement.
  Pour évaluer le rôle de l’environnement sur la santé, il faudrait pouvoir l’analyser globalement en distinguant la part du risque attribuable à chaque source d’exposition. Une telle cartographie est rarement faite. Dans la réalité, les lois et les règlements, les normes, les modes de gestion, les régimes juridiques sont différents selon les milieux d’exposition (air, eau, sol, déchets…), les sources (fixes, industrielles ou non, mobiles…) ou les produits (aliments, cosmétiques, vêtements, etc.). Ce n’est pas un ensemble unifié ou cohérent de savoirs, de pratiques, de règles et de seuils d’action.
  La santé environnementale a une dimension normative basée sur la mesure d’agents présents, dans les milieux. Lorsqu’elle est possible, c’est-à-dire quand on dispose de valeurs limites d’exposition justifiées scientifiquement, les praticiens de santé environnementale ont une conduite à tenir relativement aisée. Mais cette approche est inopérante pour gouverner l’incertitude, et quand cette incertitude est grande, la décision et l’aide à la décision deviennent bien plus complexes.
  Faire du risque sanitaire un objet global de politique publique est un préalable indispensable à l’élaboration d’une politique cohérente. C’est l’enjeu des prochaines années. Pour cela, il conviendrait de mieux combiner l’épidémiologie et l’économie. Il y a trop peu de recherches sur les bénéfices induits des actions de prévention. C’est une importante pièce du puzzle qui manque souvent pour convaincre les décideurs d’agir.
  Si l’incertitude et l’universalité sont communes à ces nouvelles questions de risques sanitaires, cela débouche évidemment sur la question de la précaution, qui est une tentative d’atténuer un sentiment de vulnérabilité qui érode la confiance sociale. Le principe de précaution renvoie à l’idée qu’il ne faut pas attendre d’obtenir les preuves d’un danger pour commencer à agir, car quand les preuves seront établies, il pourrait être trop tard pour que l’action soit efficace. La précaution fait l’objet de controverses. Pour les uns, l’être humain n’est pas suffisamment protégé. Pour les autres, la précaution stérilise l’innovation. La population des pays industrialisés semble de plus en plus méfiante et
craintive. Elle demande plus de précaution. Dans ce contexte, un débat social est légitime, notamment pour définir les critères de choix relatifs aux risques. Vouloir s’en affranchir produit souvent une situation de blocage comme celle que l’on connaît dans plusieurs pays sur les OGM.
  Les questions sur les risques sanitaires et les incertitudes afférentes dans un contexte de concurrence commerciale forte créent des conflits autour de la notion de risque. La question de savoir ce qui constitue ou pas un risque sanitaire fait débat. Pour les uns, il y a risque quand les études scientifiques montrent des signaux probants d’une atteinte à la santé. Pour les autres, il suffit qu’une hypothèse de danger soit plausible pour parler de risque. Différentes conceptions des risques et les manières de les gérer s’opposent, avec schématiquement d’un côté une philosophie du « laisser-faire » (une technologie est sûre jusqu’à preuve du contraire), et de l’autre côté une approche de précaution (aucune innovation n’est a priori inoffensive). Dans cette situation aux multiples enjeux, les professionnels de santé publique doivent savoir que la démonstration scientifique de l’absence de risque est impossible. Face à l’incertitude, leur rôle premier est d’aider les acteurs à se poser les bonnes questions.

Sur les motifs d’espoir
  Ainsi, on peut dire que le monde actuel est à la fois plus sûr, mais aussi plus risqué. Cette situation explique la variété des opinions et des perceptions relatives aux risques sanitaires induits par les caractéristiques des environnements. Ce tableau peut sembler sombre, mais il existe aussi un espoir de lumière que l’on peut lire dans cet ouvrage.
  Le principal espoir réside dans la prise de conscience des liens entre la qualité de l’environnement et la santé. L’hygiène et les antibiotiques, le contrôle des émissions atmosphériques des sources fixes et mobiles ont pu faire croire que les risques sanitaires de l’environnement appartenaient au passé. Longtemps, la mobilisation écologique se menait au nom de la nature plus que de la protection de l’être humain. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Cela a deux implications importantes. D’une part, les comportements individuels intègrent de plus en plus la préservation de l’environnement et celle de la santé. D’autre part, la pression sur les responsables politiques augmente. Les arbitrages sont encore loin de privilégier l’environnement face aux enjeux énergétiques et économiques, mais, indéniablement, cela progresse. Il reste cependant à traduire cette pression dans de véritables politiques publiques de santé environnementale tant sur les plans nationaux que continentaux.
  Cette prise de conscience se double d’avancées scientifiques, et cela peut contribuer à bâtir de telles politiques. Nous avons déjà souligné l’innovation conceptuelle que constitue l’exposome. Il est clair que l’analyse de l’exposome est bien plus complexe que celle du génome qui a comme support unique l’ADN. Le chemin sera long, mais c’est celui qu’il faut prendre de façon résolument pluridisciplinaire, en particulier pour mieux comprendre les relations entre dose et risque.
  La constitution de grandes cohortes, comme Constances en France, va apporter des possibilités remarquables d’analyse des liens entre les facteurs d’environnement et la santé tant objectivée que perçue. C’est un véritable changement d’optique, comme si on passait de la loupe binoculaire au microscope électronique.
  Corrélativement, la modélisation mathématique et statistique nous donne des outils puissants d’analyse. L’informatisation des données sanitaires et environnementales offre de multiples applications importantes tant pour l’information de la population que l’aide à la décision. L’analyse des données couplée aux algorithmes, relevant de ce qu’on appelle de façon curieuse « l’intelligence artificielle », nous ouvre un champ de connaissances avec des gains remarquables de rapidité et de coût, à condition de ne pas surestimer la qualité des données qui ne sont pas recueillies dans le cadre de protocoles bien définis. On peut aussi en attendre une meilleure performance de la surveillance épidémiologique, ce qui passera par des méthodes de validation des signaux pour limiter les faux négatifs et les faux positifs.
  De ces avancées, on peut attendre une meilleure capacité d’anticipation. Car jusqu’à présent, nous avons subi. Nous avons avant tout été réactifs. Sans doute, l’évolution nous a-t-elle mieux armés pour
nous défendre des dangers immédiats plutôt que d’être proactifs. L’être humain est un animal qui vise avant tout à la satisfaction de ses besoins immédiats. Faire des efforts aujourd’hui pour des bénéfices lointains éventuels va demander une bonne dose de volonté politique et de pédagogie. Les catastrophes climatiques comme les pandémies, en donnant un tour tangible aux risques, peuvent aider à dépasser ces résistances, un mal pour un bien en quelque sorte.
  Il reste dès lors à définir le contenu à donner au principe de précaution. De quelle doctrine relève-t-il ? Plutôt que d’être pour ou contre ce principe – qui, rappelons-le, stipule qu’une situation d’incertitude doit entraîner une procédure d’évaluation –, il vaudrait mieux se demander comment trouver dans une société démocratique un équilibre conciliant l’innovation et la protection. Quand la réalité de la menace, sa nature et son ampleur sont incertaines, la question centrale est de savoir à partir de quel niveau de preuve et de quel niveau de risque il est justifié de lancer des actions correctrices dont certaines vont évidemment heurter des intérêts économiques et nationaux. Nous n’avons pas de doctrine générale pour décider en situation d’incertitude. Parfois, nous sommes très précautionneux, comme avec les OGM, et parfois, au contraire, les intérêts économiques priment, comme pour les pesticides et l’amiante. Ces contradictions créent un sentiment d’incohérence propice aux procès d’intention.
  La démarche scientifique peut-elle sortir de la posture de la vérité révélée pour servir de support à un débat loyal ? Ce serait la voie de la raison, et cet ouvrage en constitue l’ossature. On oppose trop souvent la santé à l’économie, alors que l’une est une condition de l’autre, et réciproquement. À tout le moins, il faut exiger que les arbitrages soient rendus sur des bases explicites et transparentes. C’est une nouvelle frontière entre sciences, techniques et société que la santé environnementale nous invite à redessiner. Ce manuel nous en donne les clés.


  Je remercie chaleureusement, pour ses conseils avisés, la Pr Sylvie Znaty, titulaire de la chaire Prévention des risques professionnels et environnementaux du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM).

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